
Assassinat du gardien de la coutume Nande à Muthendero par les ADF : « Beni décapité, Beni éventré. Et les chiens hurlaient… sans rien voir »
Tribune de Kambale Kapitene
Circulez ! Tout va bien. Il n’y a rien à voir ici. Quoi ? Un problème ? Dans votre tête ! De toute façon, des problèmes, il y en a toujours ici. « Nous sommes la solution, vous êtes le problème. » Et vous ne pouvez pas être partie de la solution. Oui, Monsieur, même si vous êtes les victimes, c’est vous le problème. Et trouver la solution, avec sans vous ; là n’est pas la question. Vous êtes le problème. C’est tout. Circulez !
– Mais, Monsieur le Gouverneur Général, ils viennent de tuer le gardien du temple ! C’est le chef des chefs d’ici. Ce n’est pas qu’un « Monsieur ». C’est le Monsieur que tout le monde respecte ici. En tout cas, c’est le Monsieur que tous les autres Chefs des 13 autres clans de la tribu respecte. C’est le templier et porte-étendard de la tribu des gens d’ici et de leurs cousins de l’autre côté de la rivière. C’est le Monsieur qui veille sur tout ici. Il est l’incarnation humaine des esprits du Lwa-Nzururu (Monts Ruwenzori). C’est lui l’homme-esprit de cette plaine, de ce lac et de cette rivière. Vous devriez faire quelque chose non ?
– Oui. Et puis quoi ? Ils l’ont tué ! Et alors ?
– Monsieur le Gouverneur Général, je pense que vous ne comprenez pas. Vous avez été déployé ici pour veiller à ce peuple. La personne qui vient d’être tuée est celle qui intronise tous les rois d’ici. Techniquement, ce peuple n’a plus de roi. Et sur quatorze générations, tous leurs rois reposent ici, dans sous ces huttes et dans ces flamboyants. Le bonhomme n’est pas un monsieur. C’est le Monsieur. C’est lui qui conservait au secret toutes les 14 couronnes d’anciens rois d’ici. C’est lui qui interprète les sons des cruches et des calebasses : il ne sacre pas que le roi. Il est aussi la seule personne qui sait qui est désigné roi par les esprits. C’est lui qui parle aux esprits d’ici.
– Mais qu’est-ce que j’ai à voir dans tout ça ?
– Monsieur le Gouverneur Général, je ne sais si vous comprenez, mais c’est vous qu’ils viennent de décapiter littéralement. Ce peuple va vous détester. Ce peuple ne comprendra pas que tout ceci se soit passé ici, sous votre barbe, pendant que vos hommes s’en donnent au razzias à Beni-ville. Monsieur le Gouverneur Général, ce peuple tient beaucoup à ses coutumes et à ses rois. Dans les considérations locales, il est inconcevable que le roi soit tué sans que l’armée l’ait défendu. Ici, le roi meurt en dernier ou ne meurt pas. Si le roi meurt, il ne devrait normalement pas y avoir un seul soldat vivant. Il se fait que vous êtes le patron de l’armée et du gouvernement d’ici. Ici, vous n’êtes pas le roi. Pour ce peuple, vous protégez le roi et ses sujets. Logiquement, vous le roi ne peut pas mourir tant que vous êtes.
– Et donc ?
– Ils diront que vous êtes complice ou que vous avez laissé faire. Mais… Ils ne sont pas si naïfs que ça. Ils savent que vous avez vos yeux ailleurs. N’est-ce pas que vous gérez les finances de la Province à Goma ? Et Beni c’est un peu loin non ? Et Isale Muthendero, une petite colline perdue dans le Graben au Nord-Est de Butembo et au Sud-Est de Beni, c’est rien pour vous, non ? Mais ce n’est pas rien pour eux ! Vous avez fait le tour des deux villes ? Tout s’appelle « Isale » ici. Parce que c’est la référence à tout. « Isale » en Kinande c’est « là où est le père ». Toutes les 14 tribus de l’ethnie Nande viennent d’ici. Littéralement, les autres rois Nande et les Konjo paient leur tributs aux rois d’Isale.
– Et alors ?
– Vous savez ce que vous devez faire… Essayez de ne pas être le complice ou le traitre. Figurez-vous, depuis que vous avez été déployé ici pour mettre fin au calvaire que traverse ce peuple depuis le 15 octobre 2014, vos hommes n’ont pas su arrêter l’hémorragie. Beni saigne, Beni se meurt. Et vos hommes pillent à Beni. Monsieur le Gouverneur Général ; Beni ce n’est qu’un nom. Il ne veut rien dire et tout dire à la fois. Même Butembo c’est Beni. Vous n’y comprenez rien ? Prenez un bic et un papier, je vous explique…
– Allons-y…
– Voilà ! Voilà une bonne dizaine de semaine que vous êtes ici. Quand vous êtes arrivés, ceux qui vous ont envoyé ont fait comprendre aux gens d’ici que vous êtes celui qui viendra mettre fin à l’insécurité ici. En six ans de tueries, vous n’avez trouvé aucun camp des déplacés. Et il n’y a pas un seul campement des réfugiés venant d’ici dans les pays voisins. Ce n’est pas parce que les gens d’ici sont suicidaires ; non. Ils sont plutôt très attachés à leurs terres. C’est sacré ici. Très sacré même. Dans leur pudeur légendaire, ils peuvent se constituer réfugiés chez les voisins. C’est la pire des humiliations. Ils ne le font jamais. Ils meurent chez eux. Ils peuvent essayer de se défendre quand on le leur permet. Et ils savent que vous connaissez tout ça. Ils savent aussi que vous avez été déployés ici puisque leur appartenance à cette République les oblige à ne pas à se défendre eux-mêmes. Ils savent que vous savez qu’ils sont à la fois citoyens d’ici et de la République, et qu’ils n’établissent pas une nette hiérarchie entre les deux, quoiqu’attachés au « chez eux », ici donc. Monsieur le Gouverneur Général, dans la mythologie du peuple d’ici, on ne quitte pas ses terres. On ne les loue pas non plus. Et personne ici ne croit à la propagande menée depuis lors à propos des tueries. Ici, on dit que les « peuples sans terres » raffolent à tuer les autres pour occuper leurs terres. C’est culturel. C’est comme ça que tout le monde réfléchit d’Eringeti à Miriki, de Mubana-Lac à Manguredjipa, de Kasindi à Bunyatenge. Chaque fois qu’éclate une guerre ou que les gens sont massacrés, on ne s’imagine pas autre chose qu’une évasion « des gens sans terre ».
Donc, vous êtes ici pour protéger les gens sur leurs terres. Vous êtes ici pour sauver des vies…, et des terres. Ne laissez pas les gens penser que faute de les avoir chassé de leurs terres, vous laissez vos hommes se transformer en bandits à mains armées, pour les obliger d’abandonner leurs terres, faute de les avoir exterminer par les tueries. Ne laissez pas les gens pensez que vous laissez les ennemis s’attaquer à leurs rois, puisque vous seriez quelque part un des « envoyés » des « gens sans terre » pour faire peur aux gens d’ici, les pousser à vendre leurs terres aux « gens sans terre » et se constituer réfugiés. Essayez de les rassurez. Faites quelque chose.
Et j’ai oublié de vous le dire. Personne n’aime le discours ici. Si vous jouez la star, ils vont vous détestez. Parlez à leurs rois, à leurs leaders et à leurs prêtres et pasteurs. Allez vers les gens. Mais faites-vous discret. Plus vous attirez l’attention vers vous sans vraiment poser les bases rassurantes, plus ils seront énervés et ils vous renieront. Ne faites pas la star, s’il vous plaît. Sauvez ce qui peut encore l’être. M’avez-vous compris ?
– Pas si sûr…
– Bon boulot.